En quarante ans, Michel-Jack Chasseuil a rassemblé chez lui les meilleures bouteilles au monde, avec la précision du collectionneur et la logique de l’homme d’affaires. Visite privée de ses réserves.
Par FABRICE TASSEL Envoyé spécial à La Chapelle-Bâton (Deux-Sèvres) Libération 09/04/2012
A force de parler, il a la bouche sèche, et avale un verre de jus d’ananas. Depuis 1990, Michel-Jack Chasseuil ne boit presque plus. En tout cas presque plus de grands crus. Pourtant, il possède aujourd’hui la plus belle cave au monde. «J’ai le meilleur du meilleur du meilleur», assène le très vert septuagénaire. Sans immodestie, car c’est vrai : les meilleures années des meilleurs crus chez les meilleurs producteurs.
Alain Delon et Napoléon
Autant y descendre tout de suite, tant le sol de la cuisine brûle les pieds quand on imagine ce qui s’y trouve en dessous. Une première trappe, un escalier court et raide donne accès aux deux premières des trois caves que le collectionneur a bâties de ses mains, à raison d’une par décennie depuis le début des années 80. Deux pièces assez petites, déjà une impression de rangement très soigneux, les caisses empilées les unes sur les autres, le gravillon au sol, la fraîcheur, bien sûr. Elles abritent environ 3 000 bouteilles, «pour la consommation personnelle, la famille, des bouteilles à 40-50 euros que tout le monde peut acheter». Aucun intérêt, donc. On s’en satisferait déjà aisément, et certaines valent bien plus : château Simone, Tempier, Trévallon, Daumas-Gassac, dans des millésimes plus ou moins récents, jusqu’au début des années 90.
Dans un angle, une porte blindée. Derrière, court un étroit couloir d’une dizaine de mètres de long, que l’hôte éclaire à la lampe. Un coude à droite, un autre à gauche, et du gravillon à nouveau sur le sol : partout autour des caisses en bois avec le nom du domaine peint en noir dessus. C’est «le sanctuaire» de Michel-Jack Chasseuil, rempli de Lafleur, Troplay-Mondot, Tertre-Roteboeuf, Léoville-Barton, Ducru-Baucaillou, La Janasse, et on en passe, ainsi que les vins étrangers. Des bouteilles déjà exceptionnelles mais qui n’ont pas leur place au «paradis» dont un chant grégorien accompagne l’ouverture de la grille noire – le collectionneur est fier de son effet. Nous voici donc dans le saint des saints, l’antre des flacons historiques : Pétrus, Margaux, Mouton-Rotschild, Haut-Brion, Cheval Blanc, Ausone, Yquem, les meilleures en romanée-conti, corton, rayas, montrachet, volnay, vougeot, richebourg, échézeaux, le champagne Salon, on en oublie encore.
Le «sanctuaire» et le «paradis» abritent environ 3 000 caisses, soit 36 000 bouteilles : 90% de vin rouge, 45% de bordeaux, 25% de côtes-du-rhône et de bourgogne, 30% de vin étranger. Là encore, les caisses sont empilées, seul le nom du domaine apparaît, offrant la vision de vertigineux murs de Haut-Brion ou d’Yquem. Le miroir qui fait office de plafond accentue la démesure du lieu. Au fond de la cave, deux vitrines abritent les rares bouteilles visibles, soit presque un siècle de Pétrus. Au centre, une autre vitrine accueille quelques reliques, comme un cognac de 1840 autrefois propriété d’Alain Delon («je l’ai acheté 900 euros, un Chinois vient de m’en proposer 10 000 !» jubile Chasseuil), une bouteille de fine champagne millésime 1805, «Réserve d’Austerlitz» de la cave de Napoléon, des bouteilles de chez Coluche, Gainsbourg, etc.
Voilà donc à quoi ressemble la plus belle cave du monde, que Michel-Jack Chasseuil fait visiter au compte-gouttes. «Je pourrais avoir des Rotary tous les jours à 50 euros par tête, eh bien non.» Ce qui est rare est cher, c’est bien une règle que le propriétaire des lieux a intégrée depuis fort longtemps… Depuis le milieu des années 70, en fait. A l’époque, Michel-Jack Chasseuil travaille chez Dassault. Entré dans l’entreprise en 1963, à 21 ans, il y a d’abord été chaudronnier, puis dessinateur industriel. En 1969, il accepte une mission en Afrique du Sud, par goût de l’aventure et «parce que de Gaulle disait qu’il fallait apprendre l’anglais pour le marché commun». Pour un p’tit gars monté de La Chapelle-Bâton, c’est déjà un joli parcours. Dès l’enfance, il aime collectionner, des timbres-poste, des buvards, des minéraux et, déjà, du vin. Un goût hérité de son grand-père, un maquignon qui offrait chaque année cent bouteilles de vin à ses enfants. Au fil des ans, Chasseuil a pris l’habitude de garder six des bouteilles reçues par son père, et de les stocker.
C’est à son retour d’Afrique du Sud que sa vie bascule. Chez Dassault, on lui propose un poste de chargé de mission un peu spécial : il s’agit d’accueillir des délégations étrangères, de leur offrir les meilleurs restaurants de la capitale. «Une femme chaque soir et à la fin du séjour, ils signaient ce qu’on voulait», se souvient Chasseuil, rigolard.
Ce travail est aussi un sésame en or pour l’amateur de vin : «C’était simple, partout où j’allais, même dans les plus grands restaurants comme la Tour d’argent, je disais au sommelier : « Servez-nous le meilleur ».» Une feuille de route claire qui lui permet, repas après repas, de parfaire sa culture et son goût. Mieux, Chasseuil profite sans états d’âme des frais de bouche quasi illimités qu’autorisait son employeur pour commencer à constituer sa cave : c’est à ce moment-là, entre 1975 et 1985, qu’il s’offre une grande partie de son trésor, en tout cas les grands classiques français : Pétrus, Margaux, Latour, Mouton, etc. L’instinct de collectionneur lui souffle d’acheter deux caisses de chaque millésime, une pour la garde, l’autre pour consommer et revendre tout de suite : «Un jour , j’ai rencontré dans une salle d’enchères un Suisse qui roulait en Ferrari. Il m’a expliqué qu’il revendait ce qu’il achetait à Paris deux fois plus cher le lendemain à Londres.»
C’est parti. Chasseuil a senti, avec vingt ans d’avance, l’incroyable potentiel spéculatif du vin. Et Marcel Dassault en personne lui conseille doctement : «N’achetez que ce qui, un jour, ne se trouvera plus.» En 1982, quand Dassault distribue une prime de 10 000 francs à quelques cadres, la plupart partent en thalasso au Maroc. Chasseuil, lui, s’achète quatre caisses de Pétrus de l’année. Aujourd’hui, la bouteille vaut 5 000 euros. Avec le reliquat de ses frais professionnels, Chasseuil arpente l’Ouest parisien, à l’affût des familles qui bradent «des fonds de cave, comme ils disaient» suite à un décès : les caisses de grands crus s’empilent bientôt à La Chapelle-Bâton où vivent encore les parents de Chasseuil. Il n’oublie pas les bourgognes «à une époque où tout le monde disait que c’était de la merde». Sa fidélité lui vaut aujourd’hui dans certains domaines bourguignons d’exception d’être un des très rares particuliers français à avoir le droit d’acheter un vin qui, pour l’essentiel, s’envole vers l’export.
Chasseuil quitte Dassault en 1989 avec 500 000 francs d’indemnités, et consacre alors tout son temps à sa collection. C’est l’époque où le critique américain Robert Parker commence à faire flamber le cours du vin par son système de notation. Chasseuil suit les courbes à la loupe, et, dès qu’il réussit une jolie vente sur les vins contemporains, investit pour acheter les années manquantes du siècle dans ses grands crus : 1921, 1929, 1945, 1947, 1959, 1961, 1982. Une ou deux bouteilles sur les années exceptionnelles, pas plus, mais cela lui permet aujourd’hui de posséder toute la romanée-conti depuis 1904, Pétrus depuis 1914, et Yquem depuis 1900. Arrivent les années 2000, et avec elles, les Russes, les Chinois (Chasseuil prédit pour bientôt le débarquement des Brésiliens et des Indiens) et leurs moyens illimités. «Une caisse de Haut-Brion est passée d’environ 2 400 euros en 1999, à 18 000 euros aujourd’hui», s’étrangle celui pour qui un sou est un sou – «un sandwich mangé à midi, c’est 30 euros économisés pour ma collection», se justifie-t-il en proposant de payer sa part lors du repas de midi, puis en acceptant d’être invité…
Entre 2000 et 2010, Chasseuil emprunte à sa banque un million d’euros, vend sa collection de pièces de monnaie et de timbres, cède aussi des bouteilles de millésimes intermédiaires pour acheter tout ce qui lui manque depuis 1917, et seulement «le meilleur du meilleur du meilleur». Le volume de ses caves passe alors de 25 000 à 45 000 bouteilles environ. «Même la cave de la Tour d’argent, avec ses 400 000 bouteilles, n’a pas en valeur 5% de ce que j’ai», se réjouit celui qui possède par ailleurs un joli domaine de pomerol (Feytit-Clinet) dont s’occupe surtout son fils unique.
«Créer un Louvre du vin»
Et maintenant ? «Je suis allé au bout de mon histoire de collectionneur, il faut penser à l’avenir», songe Chasseuil. Peu avant notre venue, des Chinois – dont le président de la plus importante salle de vente aux enchères de Pékin – avaient passé trois jours à examiner le «sanctuaire» et le «paradis». Pour voir, et discuter. «Ils vont acquérir en trois ans ce que j’ai mis trente ans à construire. L’un d’eux m’a dit que Chirac lui avait offert une bouteille de vin et un vase de Sèvres : le vase est dans sa cave, la bouteille vide trône sur sa cheminée.» Ils ne sont pas les seuls à tourner autour de La Chapelle- Bâton, et certaines offres avoisinent les 50 millions d’euros. «Même pour un milliard, personne n’aura ma cave», jure le collectionneur. En même temps, il aimerait que les pouvoirs publics réagissent un peu plus à ses appels du pied pour créer «une sorte de Louvre du vin. Un bel endroit comme le musée de la Marine, à Paris, serait par exemple très bien».
En observant Michel-Jack Chasseuil boire son jus d’ananas, on se sent aussi un peu desséché. En attendant (en vain), on repense à ce qu’a écrit François Audouze, un autre grand collectionneur français, sur Chasseuil : «Sa cave est réellement unique, car elle est le fruit d’une passion de posséder tout ce qu’il y a de plus rare dans l’histoire du vin. Cette passion est sincère. Mais c’est une cave figée, rangée avec un soin d’apothicaire. J’ai un immense respect pour cette œuvre unique, mais j’aimerais arriver à le persuader de « démomifier » sa cave, afin que les mythes absolus qui la fondent se traduisent en une mémoire du goût plutôt qu’en un ossuaire.» D’Audouze, Chasseuil dit : «Mais il ne collectionne pas, lui, il boit ! J’ai bu ce qu’il y a de meilleur, alors maintenant je préfère passer quinze jours aux Seychelles que de boire du Pétrus.» (1) Peut-être que déguster du Pétrus aux Seychelles serait un compromis tolérable.
(1) Cité par Jacques Dupont dans «le Guide des vins de Bordeaux», Grasset, 2011